LA LÉGENDE DE LALLA MAGHNIA
Avant d'aborder l'histoire merveilleuse de Lalla Maghnia, j'aimerai vous présenter Isabelle Eberhardt. C'est une écrivaine suisse née en 1877 à Genève ; elle s'installe en Algérie, épouse un algérien et finit par se convertir à l'islam. Elle décide ainsi de vivre comme une algérienne musulmane, et en 1904 elle décède à Ain Sefra suite à l'effondrement de sa maison causé la montée de l'oued qui s'est transformé en torrent furieux. Elle repose dans le petit cimetière musulman Sidi Boudjemaâ à Aïn Sefra. Isabelle Eberhardt écrit, dans ses notes de route :
"... Lalla Maghnia, petite bourgade militaire aux rues larges, droites, bordées de fondouks fastes où la vague agitée du Maroc en fermentation vient battre et écumer en d'âpres trafics." Cette cité animée que connut Isabelle Eberhardt est actuellement comme une plage abandonnée par la marée descendante : la vague bruyante va déferler plus loin., d'Oudjda à Melilla. Mais le but qui m'attire ici ne me fait pas regretter ce silence, puisque je viens en pèlerinage à un tombeau, à la koubba de celle qui fut une grande sainte musulmane, vierge et guerrière, à celle de qui toute la contrée a gardé le nom : LALLA MAGHNIA.
La première fois que son histoire me fut contée, le désert m'environnait de sa flamboyante immensité, et le balancement de notre caravane, en. route pour Kenadza, rythmait la voix du Colonel Pein qui faisait se lever cette belle image dans la terrière du couchant. Oui, à cette heure enchantée où les pierres du bled le plus aride se changent en fruits d'or, où les lointains déroulent leurs tapis de prière, j'ai rencontré Lalla Maghnia et, avec la ferveur de l'un de ses sujets, j'ai suivi la trace de ses pas sur le sable. Mais si la vision évoquée par le Colonel Pein avait l'attirante pureté de la légende, les récits si vivants du Colonel Pariel, aux oasis du Figuig où m'arrêta le retour, campèrent la femme que fut Lalla Maghnia dans la chaude réalité de la vie saharienne.
Entre Ouarhan et le Moghreb, au pied des oliviers de Tlemcen, j'ai contemplé l'endroit, à présent désert, où se dressait la Zaouïa dont Lalla Maghnia était l'âme et le coeur. La Zaouïa, dans toutes les terres islamiques, est le lieu de refuge, l'asile sacré où le pauvre comme le riche trouve sur sa route la nourriture et le repos. Paye qui peut. La communauté vit des dons et des aumônes du passant et aussi des biens de l'orphelin dont elle se fait la tutrice lorsque la justice l'ordonne. L'hospitalité de la Zaouïa est forcément limitée pour éviter l'encombrement, mais elle est inépuisable. La Zaouïa de Lalla Maghnia, mieux qu'une forteresse, gardait les deux pays entre lesquels elle mettait une borne de prière et de protection. Et les pas de Celle de qui je suivais la trace m'ont menée de ses demeures de vie à sa demeure d'éternité.
Je regarde : le grand catafalque se dresse entre les quatre colonnettes torses qui portent un dais seigneurial, les ailes de soie des étendards ploient sous la cendre des ans, et les cires vertes se consument dans les niches dentelées des murs. Mais le passé ne ressuscite pas pour moi dans cet amas de choses mortes que garde " à cropetons " une vieille indigène, ses doigts noueux crispés sur les grains aussi noueux d'un chapelet de pierres noires. Pour rappeler sans doute le palmier d'amour sous lequel Lalla Maghnia est morte, des palmes se courbent en auvent à l'entrée de sa koubba.
La légende dit que Lalla Maghnia ne laissa pas de postérité, et cependant sa tombe est entourée d'autres tombes qui sont celles de ses descendants. Mais il n'y a point là de contradiction; puisque, aux yeux des musulmans, seule compte la progéniture mâle, et Lalla n'avait laissé que des filles. Le Général Maurial, qui m'accompagne, m'apprend alors qu'un petit-fils de Fathimeh, fille de la sainte, vit encore. Je le verrai au Bureau indigène, où il a été convoqué par le Commandant Fournier. Celui-ci me présente El Haouari. C'est un homme grand, massif, mystérieux, aux paupières sombres, lourdes, semble-t-il, de regrets et de rêves sur l'éclair à la fois craintif et haineux du regard. Il s'est fait traîner jusque-là par deux moghaznis en burnous bleu bordé de jaune; il s'obstine dans le silence.
Le Commandant Fournier lit toutes les notes recueillies sur Lalla Maghnia, ses miracles, ses victoires guerrières. On interroge El Haouari, qui ne répond que d'un geste d'ignorance. Il ne sait rien, ou il ne veut rien dire. Ce matin, on a été, dès l'aube, le surprendre dans son douar éloigné en lui expliquant qu'une roumia " qui lit les livres " veut en écrire un sur son aïeule; il est tenu par obéissance, mais il se tait devant cet aréopage de chefs militaires, moins par timidité que par dédain. Ce n'est pas lui encore qui fera se réveiller pour moi le passé; Malgré cela, j'essaye de l'intéresser à mon idée, je lui fais traduire la belle légende par le Kodja; et je vois ses yeux s'illuminer. Pas plus que tous les Arabes de la région, il n'ignore rien. de ce qui concerne Lalla Maghnia.; mais son père, qui fut un grand agitateur dans toute la région, a été fusillé à Tlemcen sur les ordres du Commandant Voinot, aux premiers jours de notre occupation; cela lui a enseigné la méfiance. Il parle cependant d'une voix rauque et sourde:
" Pourquoi veux-tu mettre dans un livre qui passe le nom qui est gravé à jamais dans la terre ? "
Et; rejetant sur son épaule le pan de son burnous noir, il se renferme dans un mutisme dont rien ne le fera plus sortir.
Qu'importe ton silence, El Haouari !
En fermant les yeux sur le présent, je revis le passé, et c'est dans le souvenir de mes chevauchées dans les sables que je retrouve le mieux Lalla Maghnia : je la vois costumée en fellah, errer parmi les humbles pour mieux connaître leurs misères; et s'arrêter apitoyée sur les tombes pour consoler les jeunes orphelins qu'on oublie en de nouvelles amours. Droite sur le banc de la Djemmâ, elle défend l'innocent, et, sur la place des Ksour où se rend la justice, elle confond le coupable. Elle me croise dans le jeune cavalier qui disparaît au galop de son cheval parmi les fumées de la poussière et de la poudre. J'entends sa prière dans la prière du muphti et du muezzin, de tous ceux-là qui portent la vérité du Koran comme un flambeau dans la vie.
Je reçois son salam dans le sourire des femmes qui vont, le soir, l'amphore sur la. tête, puiser de l'eau aux seguias. Et je l'admire d'avoir su vaincre en chef guerrier les hordes sauvages qui croyaient facilement avoir raison de son faible poing. Je me la représente comme il est dit : calme au milieu de l'affolement de ses serviteurs apeurés de savoir les silos de sa Zaouïa vides après les razzias des pillards, sans qu'elle songeât à diminuer ses bienfaits. Si le miracle du tellis d'orge inépuisable rappelle celui de l' Evangile au jour de la multiplication des pains, certains passages de la légende semblent tirés des Métamorphoses d'ovide.
L'odyssée de son voyage à la Mecque met aux lèvres un goût de thym amer et pur; mais sa mort surtout rend sa claire image émouvante, elle qui, après avoir partagé ses biens entre ses fidèles; voulut partir pour l'éternelle route vêtue de l'humble burnous du pèlerin. Ce m'est une fierté d'avoir uni les éléments épars de sa légende, et, pour l'enluminer, comme le désirait le colonel Pein, j'ai mis simplement en exergue, à chaque chapitre de sa vie un verset du Koran : les Ténèbres, les Coursiers, l'Étoile, le Temps du Jugement..., dans cette écriture arabe hiératique et agenouillée qui fleurit la prière du musulman.
Et maintenant, je vais me taire pour laisser parler Lalla Maghnia et ceux qui l'entourèrent. Pour quiconque aime et comprend l'Islam, le langage de chaque jour a, sur cette terre chaude, le parfum biblique des dialogues immortels du Cantique des Cantiques et l'antique saveur des pastorales de Théocrite le Simichide et de Virgile, son illustre imitateur.
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