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mardi 4 novembre 2014

JE SUIS UN MUSULMAN PAR MICHEL DEL CASTILLO
Michel del Castillo, né en 1933 d'un père français et d'une mère espagnole, est écrivain. il a obtenu le prix renaudot en 1981.
Le Monde 11-01-2002 (un peu de lecture)
Quand tous criaient ou pleuraient, j'aurais trouvé indécent de clamer mon chagrin ou mon indignation. Si je me résigne à les dire aujourd'hui, c'est
qu'il faut que cela soit clair, sans la moindre équivoque : l'attentat du 11
septembre me semble à la fois scandaleux et criminel. Une monstruosité.
Ma tristesse et mon dégoût ne me rendent pas pour autant solidaire de
l'Amérique et de sa politique. Nous sommes tous des Américains ? Pas moi. Je ne suis pas, je n'ai jamais été, je ne deviendrai jamais un Américain. Je suis un Européen du Sud, pour moitié andalou, autant dire à demi-musulman. Je sais trop ce que notre vieux continent doit à l'islam espagnol, et d'abord le retour à la raison grecque.
Au IXe siècle, la Cordoue d'Abd al-Rahman III, avec une population de
plusieurs centaines de milliers d'habitants, renfermait une dizaine de
collèges universitaires oú se pressaient des élèves venus de tous les
horizons de l'Europe. Dotée d'un système de tout-à-l'égout, de l'éclairage
public, c'était sans conteste la ville la plus moderne et la plus
florissante de tout le continent. La plus savante aussi. Protégés et encouragés par le calife, les juifs achevaient de traduire les auteurs grecs
- d'Aristote é Xénophon, sans oublier Parménide et Platon, résurrection qui ébranlera la conscience occidentale, stimulant l'esprit critique, enlevant la théologie à sa léthargie pour accoucher d'Abélard, de Dun Scott et de saint Thomas d'Aquin.
Non seulement les musulmans d'Espagne ouvrirent à la raison un espace ou Averroès, Avicenne et Maimonide s'aventurèrent hardiment, ils furent
également médecins, gàographes, astronomes, historiens, mathématiciens, alchimistes et physiciens, architectes miraculeux, musiciens raffinés, jardiniers délicats, horticulteurs et artisans subtils. Durant près de cinq siècles, les califes et les émirs ont tenu école de tolérance, défendant les juifs, accueillant les chrétiens, cohabitation sans exemple en ces temps de fanatisme. Cet héritage, je fais plus que l'accepter, j'en tire fierté.
Aujourd'hui, je me sens envahi de tristesse. Le pire semble soudain permis, l'insulte crapuleuse (tel passage du roman de Michel Houellebecq, telles déclarations de l'auteur), le crétinisme racial de Silvio Berlusconi affirmant la supériorité de la civilisation occidentale sur la musulmane (entre nous, je suis, quand je le regarde, soulagé de mon infériorité manifeste), les tirades du président Bush appelant à une croisade du Bien contre le Mal (quel repos, là encore, de ne pas faire partie des bons !), le cynisme brutal d'Ariel Sharon, visiblement heureux d'abaisser et d'humilier, tout est désormais permis.
Il manquait é ce déferlement la sanction de la philosophie, à tout le moins de son ersatz. C'est chose faite avec le livre d'André Glucksmann,
Dostoievski à Manhattan (Robert Laffont), titre racoleur autant que déplacé. Si, parmi les lecteurs de ce quotidien, quelques-uns me connaissent, ils savent ce que ce nom, Dostoievski, signifie pour moi, ce que ses romans ont été dans mon existence : je leur dois d'être en vie. J'ai consacré à notre relation un assez gros livre, Mon frère l'Idiot (Gallimard). Je me sens dès lors autorisé à dire que l'accouplement de ces deux noms : Dostoievski et Manhattan, est, au mieux, une aberration, au pire, une indignité. Du Palais Crystal de Londres, Dostoievski fit la métaphore d'une modernité honnie, le symbole de l'implacable inhumanité du capitalisme, de sa monstrueuse indifférence. Il accusait cette tour de Babel dressée par l'orgueil de la technique d'anéantir, malaxer, confondre les races et les cultures et de régurgiter à leur place des individus misérables, sans identité ni mémoire, des déracinés, acteurs égarés du jeu économique.
Imagine-t-on ce qu'est inspiré à Fedor la vision de ces tours lisses et
scintillantes, abritant des banques, des compagnies d'assurances, des
bureaux de change, toute une armée d'affairistes et de spéculateurs... ?
Transporter l'auteur des Démonsdans la banquise new-yorkaise, l'y faire
dénoncer le nihilisme d'Oussama Ben Laden et de son organisation, le tour de prestidigitation coupe le souffle. Ou André Glucksmann connait mal Dostoievski, ou il ne le comprend pas, à moins, hélas, qu'il ne le torde en connaissance de cause.
Les nihilistes dénoncés par Dostoievski sont d'abord des athèes, décidés à anéantir la religion, à en effacer toute trace ; ce sont des matérialistes rigoureux affirmant que tout, de l'ordre ancien, doit être brûlé, jusqu'aux oeuvres d'art, jusqu'aux cathédrales. Ce nihilisme, revigoré par les
théoriciens russes de l'anarchie, appartient à la plus vieille tradition
russe. Il fait partie intégrante de la foi russe, de son mysticisme
messianique. C'est sa part de nuit, son péché d'orgueil. C'est aussi la
maladie infantile de la Révolution.
Oussama Ben Laden appartient sûrement à la race des fanatiques, je doute qu'on puisse le soupçonner d'être matérialiste, moins encore l'accuser d'athéisme. En semant la mort chez le Satan américain, Ben Laden ne poursuit aucun but politique. Il s'imagine livrer un combat spirituel avec, fatalement, des armes disproportionnées, pas mal de technique et beaucoup de ruse, parce que toute la puissance se trouve du c'ôté de l'adversaire. Son combat est bel et bien terroriste, condamnable en tant que tel. Pour les peuples musulmans qu'il prétend défendre, sa stratégie est d'ailleurs plus qu'un crime : une faute impardonnable, tant le prix à payer sera exorbitant.
Fanatisme, crime, faute et stupidité : aucun de ces termes ne suffit à Andrà Glucksmann car ils appartiennent au vocabulaire de l'humain et restent accessibles à la raison. D'ou l'épouvantail - nihilisme - qui évoque la bête à traquer, à forcer, parce qu'elle n'appartient pas à notre espèce. C'est un permis de chasse au grand fauve, un permis de tuer. Citer Dostoievski pour appuyer cette incitation à liquider la bête, oser faire de la littàrature la plus humaine, la plus compassionnelle, cet usage pervers... Oui, tout est dàsormais permis.
Dans Souvenirs de la maison des morts, Dostoievski brosse un portrait ému du jeune Ali, magnifique adolescent dont il devient l'ami. Il fait de la petite communauté musulmane des déportés une peinture respectueuse, saluant l'intensité de sa croyance, son sens de la solidarité, sa patience et sa dignité. Chaque fois que, dans son oeuvre, il évoquera l'islam, on retrouvera la même ferveur, un identique respect. L'enréler dans une croisade suspecte, c'est pis que de la légéreté : c'est une imposture.
Sans risque de nous tromper, nous devinons ce que Dostoievski est dit et
pensé de Ben Laden, ce qu'il a écrit de tous les fous de Dieu : ce n'est pas une bête féroce. C'est un homme, fou sans doute, égaré, criminel. Mais un homme. Mon semblable.
André Glucksmann devrait savoir ce que signifie le rejet d'une catégorie
d'hommes hors de l'espèce humaine.

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